Au-delà de la presse numérique, il existe -encore et pour longtemps espérons-le- une presse papier, qui produit souvent des articles de bonne facture, richement documentée et au contenu dense et copieux.
Cette rubrique, nouvelle, vise à vous faire partager, en français dans le texte, certains des articles, à mes yeux les plus intéressants, des magazines de jeux de plateau.
L’idée est de mettre en ligne des articles au contenu intemporel et qui se liront avec autant de plaisir dans 10 ans.
Pour entamer cette rubrique, un article issu de Counter, en 2003, peu après le décès du regretté Sid Sackson, auteur de jeux très productif et souvent novateur…
Counter n°20 – Article original de Ian Livingstone – The Sid Sackson Auction
Toute personne qui se considère comme un joueur chevronné a forcément entendu parler de Sid Sackson. Créateur de plus de 50 jeux, dont les classiques Acquire, Can’t Stop, Focus et Metropolis, il était également le propriétaire de la plus grande collection de jeux du monde.
Il possédait 16 000 jeux, qui couvraient l’ensemble des murs de sa maison du Bronx, à New York. Il fut cambriolé plusieurs fois mais ne perdit jamais un seul jeu !
Je lui ai rendu visite une première fois en 1987, afin de rencontrer le personnage et discuter avec lui de sa vie et sa collection un peu singulière. J’y suis retourné à la fin des années 90, mais il souffrait alors beaucoup des effets de la maladie d’Alzeimer. Après une longue maladie, Sid s’en est allé le 6 novembre 2002 à l’âge de 82 ans. Sincèrement, j’étais soulagé que cela se passa ainsi, lui évitant au moins de jouer une comédie malsaine lors de la vente aux enchères de sa collection de jeux.
Pendant des années, sa famille a essayé de trouver un musée ou un particulier bienveillant susceptible de prendre la collection dans sa totalité. La perspective de voir cette incroyable collection, résultat de plus de 50 années de travail, éparpillée était impensable. Hélas, l’impensable s’est produit, bien que personne ne voulut en prendre la responsabilité. Pourtant, les 15 et 16 novembre 2002, la plus grande partie de la vie professionnelle de Sid fut mis aux enchères à North River Auction Hall, à Keyport dans le New Jersey. J’en avais entendu parler par hasard sur le web, ce qui décida Steve Jackson et moi-même à y aller. Nous sentions qu’un événement majeur de l’histoire des jeux se profilait et nous nous devions y être.
Keyport se présentait comme une petite ville côtière entourée de terrains vagues industrialisés. Cela nous paraissait franchement surprenant que le North River Auction Hall puisse se transformer en un centre de ventes aux enchères de collections spécialisées. Pourquoi la prochaine vente ne se déroulerait pas, par exemple, dans une boulangerie !
Cela n’a guère d’importance finalement et nous étions vraiment impatients avant cet événement historique. Un vol de 7 heures jusqu’à Newark, une voiture de location, et nous arrivâmes à destination une heure plus tard. Quelle impression étrange lorsque nous vîmes la salle des ventes. Elle avait l’apparence d’un vieux et grand magasin, partiellement démoli. En regardant à travers les vitres, nous vîmes des lignes de tables avec tréteaux recouvertes de très nombreuses boîtes de jeux colorées. Sous les tables, des centaines de vieux cartons étaient plein à craquer de boîtes de jeux qui dépassaient. Sur les murs se trouvaient des rayonnages où étaient regroupées des piles de jeux. Les chaises étaient rassemblées au fond de la pièce, face à une piètre tribune. Une femme était en train de vendre des gobelets de soupe chaude et de café. Une vingtaine de joueurs surexcités dévoraient les boîtes des yeux en prenant des notes. Nous n’en revenions pas…
Il n’y avait pas de catalogue, simplement quatre ou 5 feuilles dactylographiées listant quelques livres et jeux mis aux enchères. Quel ambiance tragique… Pourquoi fallait-il que la vente aux enchères aie lieu ici ? Apparemment, sa famille s’était montrée incapable de dénicher une salle des ventes spécialisée pour prendre en charge les opérations. North River Auction Hall avait simplement réalisé une petite vente aux enchères de jeux l’année précédente.
Rejetant toute idée de découragement, nous entrâmes dans la salle, avec l’esprit positif.
Les 500 livres sur les jeux de Sid allaient être vendus par lot à 6 heures du soir et les jeux allaient l’être le lendemain. Hélas, les commissaires priseurs n’avaient aucune idée des trésors qu’ils s’apprêtaient à vendre. La vente de livres se déroula comme une sorte d’échauffement en prévision de l’événement majeur et les lots furent dispersés en quelques 2 heures pour un total estimé de 4 000 $, c’est à dire une moyenne dérisoire de 8 $ le livre. La plus haute mise atteignit 300 $ pour une édition de 1739 du Compleat Gamester de Richard Seymour. Un ensemble de magazines Games & Puzzles se vendit 110 $. J’achetai une édition de 1857 de Hoyle’s Games pour 15 $ et 50 cents, ainsi que des livres généraux sur les jeux des années 1960-1980 pour environ 1 $ chacun ! On ne peut pas dire que ce fut un grand succès.
La journée du samedi commença de manière nettement plus acceptable à nos yeux. Presque une centaine de personnes s’était inscrit pour participer aux enchères, la plupart étant de sérieux collectionneurs venus de tous les Etats-Unis. Cependant, nous ne rencontrâmes aucun acheteur du Royaume-Uni ou d’Europe, ce qui, je pense, allait rendre les enchères un peu particulières. Il est vrai que les messages d’information passés sur Internet ciblaient en priorité les collectionneurs américains.
Tout le monde disposa de 2 heures pour étudier les lots proposés avant la vente. Quelques cartons étaient susceptibles de renfermer des trésors cachés. Sans un catalogue pour nous aider, d’inévitables fouilles minutieuses allaient se produire. Il était amusant de voir les gens essayer de dissimuler leur excitation suite à la découverte, derrière un carton, de quelque chose qu’ils voulaient vraiment, et qu’ils tentaient de re-cacher aussi vite que possible avant que quelqu’un d’autre ne le mette à jour – ce que, bien entendu, il ne manquait pas de faire.
A 10 heures 50, le commissaire priseur expliqua comment allait se dérouler la vente aux enchères. Il annonça que les lots de cartons entassés sous les tables allaient être vendus par 3. Aussi, si vous souhaitiez un jeu précis dans un carton, vous alliez devoir acheter 10 ou 30 autres jeux en même temps ! Après les lots de cartons, les jeux aux boîtes colorées disposés sur les tables allaient être vendus individuellement. Bien évidemment, tous n’étaient pas particulièrement intéressants, ce qui allait certainement nécessiter du temps, sans avoir la certitude de provoquer de grosses enchères puisque les boîtes avaient été sélectionnées plus pour leurs qualités artistiques que pour leur rareté. Pour finir, les jeux disposés sur les rayonnages allaient être vendus en lots individuels. Ainsi, si vous vouliez acheter un exemplaire de Maloney’s Inheritance (l’un des jeux de Sid publié chez Ravensburger), vous deviez en acheter 11 copies ! Une bousculade inévitable se profilait à l’horizon : les collectionneurs qui avaient perdu une enchère tenteraient de négocier avec le vainqueur pour en acquérir un exemplaire. Lors de la vente, le commissaire
priseur modifia parfois sa façon de faire, en laissant le gagnant choisir le nombre d’exemplaires qu’il souhaitait acquérir, puis en autorisant le second à faire de même. D’autres fois, le résidu d’un lot était mis de côté pour une enchère ultérieure. Tout se déroulait selon son bon-vouloir.
Il y avait vraiment des erreurs sur la composition de certains lots. Pour moi, l’une des pires concernait les vieux jeux des années 40 et 50 dont les plateaux furent vendus séparément du matériel de jeu. Quand Sid commença sa collection, il n’avait pas assez de place dans son appartement, ce qui l’obligeait à jeter les boîtes. Il rangeait les pièces dans de petits récipients et conservait les plateaux à part. Et ce fut comme ceci que les composants furent vendus. Les gens étaient invités à enchérir sur autant de plateaux qu’ils le souhaitaient. Certains furent achetés pour être encadrés comme des œuvres d’art. Le matériel de jeu fut vendu par la suite, majoritairement à d’autres personnes. Pour être exact, les commissaires priseurs faisaient de leur mieux et se montraient plutôt sympathiques. Ils avaient simplement hérité d’une collection composée de milliers de jeux 5 jours avant la vente et avaient réussi à les trier selon un ordre quelconque, par
titre ou par éditeur ! Malgré tout, ils auraient vraiment dû solliciter l’aide d’un expert pour identifier les jeux rares et/ou importants qui auraient mérité d’être vendus séparément.
La plus grande des erreurs restera certainement l’absence de catalogue de cette collection historique.
Quoi qu’il en soit, l’événement était très excitant et très plaisant. Peut-être que le plus amusant de la vente aux enchère, pour autant qu’il soit concerné, était le commissaire priseur
lui-même. Habillé comme un cow boy sur le déclin, avec des bottes, un gilet et un lacet en guise de cravate, il menait les enchères de la même manière qu’une vente aux bestiaux pourrait être effectuée. Il parlait à 90 miles par heure. « J’ai 10 jeux SPI ici. Qui m’en donne 10 dollars, 10 dollars, 10 dollars ? J’ai 10, qui en donne 15, 15, 15 ? 15, j’ai 15, qui en donne 20 dollars, 20 dollars, 20 dollars, 20 dollars ? J’ai 20, qui m’en donne 30, 30, 30, 30, 30, 30, 30 ? Vendu pour 20 dollars ! ».
Cela se terminait comme ceci. Il n’y avait pas de « Une fois, deux fois, est-ce bien tout mesdames et messieurs ? » Incroyable !
Huit heures plus tard, tout était vendu. Il y avait beaucoup de négociations post vente entre des collectionneurs qui essayaient d’acheter ou d’échanger les doubles d’autres personnes. Les prix proposés sur les jeux semblaient varier en fonction de la provenance des jeux : les américains semblaient prêts à payer plus cher pour des jeux européens. Mais il y avait vraiment des affaires à faire. J’ai acheté deux exemplaires neufs de Confrontation (Ariel) pour 40 $. J’ai acheté une copie quasi-neuve de Square Mile pour 20 $. J’ai pris un risque sur 5 jeux italiens édités par Alma pour 80 $, puisqu’ils étaient les éditeurs du célèbre Al Parlamento. Maintenant, j’ai besoin d’une traduction…
L’enchère la plus élevée atteignit 1 000 $ pour 4 exemplaires jamais ouverts de Acquire avec les tuiles en bois. Steve et moi fûmes ravis de voir 8 vieux jeux de Games Workshop faire 375 $. Un lot de boîtes, avec Kingdoms (Hartland) à l’intérieur, fut vendu 350 $. Un autre lot atteignit 425 $ et je n’ai toujours pas compris quel jeu fit autant monter les prix ! Un carton contenant Crude fut vendu 200 $. En revanche, beaucoup d’autres lots partirent pour seulement 40 ou 50 $. Il était impossible de garder une trace de tout ce qui se vendait, en raison de l’alternance des ventes entre les jeux isolés et ceux des rayonnages. J’ai réussi à noter que les lots de boîtes atteignirent 19 805 $ et les jeux isolés 9 725 $. Les lots disposés sur les rayonnages étaient impossibles à comptabiliser, mais j’estime qu’ils ont du faire entre 20 et 30 000 $. Ainsi, en ajoutant le résultat des livres, la totalité de la vente a rassemblé environ 60 000 $. La femme de Sid, Bernice, n’était pas là (ce qui se comprend) mais son fils et sa fille s’y trouvaient et ils semblaient satisfaits.
Une rumeur ne tarda pas à se répandre, comme quoi les commissaires priseurs avaient encore 5 000 jeux de Sid à vendre, qu’ils n’avaient pas pu trier à temps, et qu’ils seraient mis aux enchères au printemps 2003.
Ceux qui voulaient conserver une trace de ce moment historique pouvaient bénéficier d’un timbre commémoratif sur leurs acquisitions : « provenant de la collection de Sid Sackson ». Il y avait quelques discussions autour de l’intérêt ou non (en terme de cote de collection) d’avoir ses jeux estampillés de la sorte.
J’ai certainement un peu tout mélangé au sujet de cette vente aux enchères. Il était tellement triste de voir l’œuvre de la vie de Sid dilapidée avec autant de désinvolture. Je n’ai vu aucun journaliste faire de reportage sur la vente. D’un autre côté, sa mémoire continuera de vivre, tout particulièrement dans l’esprit de la centaine de fans qui attendaient la vente aux enchères. Ils chériront certainement les jeux qu’ils ont acheté, qu’ils soient estampillés ou non !
Une chose est sure, nous avons tous une dette envers Sid Sackson, l’extraordinaire inventeur de jeux.
Traduction réalisée en février 2003 pour le n°15 de Jeux en Boîte
Certaines photos sont issues des sites suivants : http://upload.wikimedia.org et http://z.about.com
belle et triste histoire, merci de la faire partager !
Effectivement, c’est peut être rester dans le domaine du jeu, sans lire une parution, un test ou un CR qui est aussi agréable.
Une belle tranche de vie qui montre que le jeu n’est pas qu’un moment éphémère.
Tout de même dommage qu’ils n’aient jamais fait
La ludo de Boulogne n’en a pas récupéré une partie ?
Les dates ne correspondent pas mais elle a reçu une grosse collection de jeux l’an passé ?
Merci de nous avoir fait partager cet article, je ne connaissais pas ce magazine